Danse
contemporaine - Pour une chorégraphie des regards
Un bouleversement des codes / 1
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10. Des spectateurs eux aussi déconstruits?
Qu’est-ce que l’art? C’est peut-être en se rapprochant vertigineusement de cette question sans réponse que les créateurs contemporains ont inscrit dans leur temps une tension spécifique. Dès lors sur les scènes, nombre de spectacles ont pour enjeu de questionner ce qu’est le spectacle. Les spectateurs ressentent doute et perplexité face à ces nouvelles frontières de l’imaginaire et de la pensée qu’on les invite à franchir.
En quête de nouveaux repères
Nombre d’artistes chorégraphiques travaillent à
aiguiser la crise de la représentation spectaculaire. A déconstruire
celle-ci. A en déceler les ambiguïtés, les illusions, les
artifices, parfois les visées manipulatrices. Cela sans renoncer à
fabriquer de nouvelles stratégies pour l’étonnement, l’humour,
l’émotion et la rencontre.
Souvent excitantes, imaginatives, leurs propositions renversent les perspectives,
brouillent les codes, surprennent, voire déçoivent les attentes.
Renonçant aux séductions immédiates, elles ne se tiennent
pas à l’écart de cette ère du soupçon dans
laquelle s’est engagée la vie artistique et intellectuelle en quête
de nouveaux repères et enjeux dans une époque insaisissable, souvent
inquiétante.
Rien de surprenant à ce que, côté spectateurs, le doute,
la perplexité, pourquoi pas le malaise ou l’irritation, participent
aussi à certains des rendez-vous fixés sur ces nouvelles frontières
de l’imaginaire et de la pensée.
Là se livre une bataille redoutable. Par la surabondance de leurs productions,
la tonalité gratifiante de leurs propositions, le pouvoir de fascination
particulier de leurs images animées, les grands moyens de communication
audio-visuelle ont profondément ancré dans la population une attitude
passive dans les modes de perception du spectacle, reçu comme objet de
consommation courante parmi d’autres. On en attend qu’il donne satisfaction,
dans une relation univoque et unilatérale.
Gommer la barrière perception et action
Or, toute les avancées actuelles, qu’elles relèvent
de la recherche scientifique (les neurosciences)
ou philosophique (la phénoménologie),
conduisent à gommer toujours plus la séparation qu’on imaginait
jusque-là entre les notions de perception et d’action. Il n’y
a pas plus actif que la fonction perceptive, procédant à des jeux
incessants de reconnaissance, d’identification, de projections, de tri,
de détournement, de recyclage, d’élaboration. C’est
le travail du spectateur.
Une perspective élitiste ou généreuse?
Les artistes chorégraphiques concentrent toute leur attention sur la
présence directe et immédiate des corps porteurs de sens multiples
dans l’activation de la relation espace-temps. Ce faisant, ils ont révélé
comme jamais à quel point c’est l’esprit du spectateur qui
fabrique le spectacle. Assurément nouvelle, et d’une mise en œuvre
parfois complexe, cette perspective est souvent perçue comme élitiste.
Pourtant, elle contient une adresse profondément généreuse,
stimulante, et finalement démocratique, pour le spectateur qui la reçoit,
tout autant que celui-ci s’y rend disponible. Cela notamment en se défaisant
de la préoccupation obsédante et inhibitrice d’accéder
à une lecture linéaire, explicite et intelligible des œuvres.
Ne pas forcément comprendre, c’est parfois ressentir plus, saisir
autrement. Dégager de nouvelles perspectives sur soi et les autres.
Le spectateur devient interprète
Dans The Show Must Go On, Jérôme
Bel a poussé à l’extrême – hissé
à un sommet, estiment certains – une logique de représentation
chorégraphique dont la danse s’est quasiment absentée, dont
les interprètes ne représentent strictement rien d’autres
que les spectateurs eux-mêmes, auxquels est redistribuée la liberté
d’imaginer le spectacle, tel une bande-son de la mémoire. Il n’y
a évidemment pas de hasard, et pas plus de sympathique initiative de
médiation, dans le fait que des spectateurs aient été sollicités,
de bout en bout du processus de création, pour exprimer comment ils ressentaient
les propositions en train de s’expérimenter. Là était
l’essence de la démarche.
Ce n’est pas que pour remplir des salles à qui montrer leurs œuvres,
que les artistes chorégraphiques ont absolument besoin des spectateurs.
C’est qu’ils sont des artistes de la relation effectivement vécue
dans un espace-temps privilégié.
Grande adepte de l’improvisation, Lisa
Nelson a combiné celle-ci avec une recherche extrêmement
poussée sur les mécanismes objectifs et subjectifs de la perception.
Aux spectateurs, elle aime adresser la question suivante: "Quand vous me
regardez danser, est-ce que vous improvisez?"
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