Danse contemporaine - Pour une chorégraphie des regards
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10. Des spectateurs eux aussi déconstruits?

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The Show Must Go On, conception Jérôme Bel.
Photo © Dorothea Wimmer

 

Qu’est-ce que l’art? C’est peut-être en se rapprochant vertigineusement de cette question sans réponse que les créateurs contemporains ont inscrit dans leur temps une tension spécifique. Dès lors sur les scènes, nombre de spectacles ont pour enjeu de questionner ce qu’est le spectacle. Les spectateurs ressentent doute et perplexité face à ces nouvelles frontières de l’imaginaire et de la pensée qu’on les invite à franchir.

En quête de nouveaux repères
Nombre d’artistes chorégraphiques travaillent à aiguiser la crise de la représentation spectaculaire. A déconstruire celle-ci. A en déceler les ambiguïtés, les illusions, les artifices, parfois les visées manipulatrices. Cela sans renoncer à fabriquer de nouvelles stratégies pour l’étonnement, l’humour, l’émotion et la rencontre.
Souvent excitantes, imaginatives, leurs propositions renversent les perspectives, brouillent les codes, surprennent, voire déçoivent les attentes. Renonçant aux séductions immédiates, elles ne se tiennent pas à l’écart de cette ère du soupçon dans laquelle s’est engagée la vie artistique et intellectuelle en quête de nouveaux repères et enjeux dans une époque insaisissable, souvent inquiétante.
Rien de surprenant à ce que, côté spectateurs, le doute, la perplexité, pourquoi pas le malaise ou l’irritation, participent aussi à certains des rendez-vous fixés sur ces nouvelles frontières de l’imaginaire et de la pensée.
Là se livre une bataille redoutable. Par la surabondance de leurs productions, la tonalité gratifiante de leurs propositions, le pouvoir de fascination particulier de leurs images animées, les grands moyens de communication audio-visuelle ont profondément ancré dans la population une attitude passive dans les modes de perception du spectacle, reçu comme objet de consommation courante parmi d’autres. On en attend qu’il donne satisfaction, dans une relation univoque et unilatérale.

Gommer la barrière perception et action
Or, toute les avancées actuelles, qu’elles relèvent de la recherche scientifique (les neurosciences) ou philosophique (la phénoménologie), conduisent à gommer toujours plus la séparation qu’on imaginait jusque-là entre les notions de perception et d’action. Il n’y a pas plus actif que la fonction perceptive, procédant à des jeux incessants de reconnaissance, d’identification, de projections, de tri, de détournement, de recyclage, d’élaboration. C’est le travail du spectateur.

Une perspective élitiste ou généreuse?
Les artistes chorégraphiques concentrent toute leur attention sur la présence directe et immédiate des corps porteurs de sens multiples dans l’activation de la relation espace-temps. Ce faisant, ils ont révélé comme jamais à quel point c’est l’esprit du spectateur qui fabrique le spectacle. Assurément nouvelle, et d’une mise en œuvre parfois complexe, cette perspective est souvent perçue comme élitiste. Pourtant, elle contient une adresse profondément généreuse, stimulante, et finalement démocratique, pour le spectateur qui la reçoit, tout autant que celui-ci s’y rend disponible. Cela notamment en se défaisant de la préoccupation obsédante et inhibitrice d’accéder à une lecture linéaire, explicite et intelligible des œuvres.
Ne pas forcément comprendre, c’est parfois ressentir plus, saisir autrement. Dégager de nouvelles perspectives sur soi et les autres.

Le spectateur devient interprète
Dans The Show Must Go On, Jérôme Bel a poussé à l’extrême – hissé à un sommet, estiment certains – une logique de représentation chorégraphique dont la danse s’est quasiment absentée, dont les interprètes ne représentent strictement rien d’autres que les spectateurs eux-mêmes, auxquels est redistribuée la liberté d’imaginer le spectacle, tel une bande-son de la mémoire. Il n’y a évidemment pas de hasard, et pas plus de sympathique initiative de médiation, dans le fait que des spectateurs aient été sollicités, de bout en bout du processus de création, pour exprimer comment ils ressentaient les propositions en train de s’expérimenter. Là était l’essence de la démarche.
Ce n’est pas que pour remplir des salles à qui montrer leurs œuvres, que les artistes chorégraphiques ont absolument besoin des spectateurs. C’est qu’ils sont des artistes de la relation effectivement vécue dans un espace-temps privilégié.
Grande adepte de l’improvisation, Lisa Nelson a combiné celle-ci avec une recherche extrêmement poussée sur les mécanismes objectifs et subjectifs de la perception. Aux spectateurs, elle aime adresser la question suivante: "Quand vous me regardez danser, est-ce que vous improvisez?"

 

 

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© Centre Pompidou 2004