Danse
contemporaine - Pour une chorégraphie des regards
Un bouleversement des codes / 1
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8. Déshabiller le corps
ou bien le déconstruire, le réagencer?
La nudité est devenue courante sur les plateaux de danse ces dernières années, d’une façon que certains spectateurs finissent par recevoir comme un exercice obligé, un tic qui ne serait pas à tout coup justifié. Pour certains chorégraphes, il s’agit avant tout d’interroger le corps et de déconstruire sa complexité culturelle.
Un acte de bravoure
Chez certains artistes, le fait d’apparaître totalement
nu sur une scène peut continuer de représenter un acte de bravoure,
une sorte de défi. Cet acte continue d’aller à rebours des
principes de bonne moralité qui imprègnent encore de larges secteurs
de la population. Vue sous cet angle de la provocation, la seule répétition
de cette figure a vite fini d’en émousser la portée.
Même devant la récente inflation de nudité, on peut d’ailleurs
se demander si les corps dans la danse de la fin des années 90 n’apparaissent
pas singulièrement sous-érotisés par rapport à ceux,
lyriques et désirants, de la Nouvelle danse des années
80.
Mais la question est ailleurs.
Des nus obscènes, pudiques, violents, lugubres…
Cette vague du nu dans les spectacles chorégraphiques aura fait
voir à quel point c’est l’esprit qui habille, le nu y compris,
à corps mêlé. Décidément, un corps n’est
pas un organisme, un ensemble stable de fonctions physiologiques, qui fournirait
comme un substrat naturel de l’humain, celui-ci défini comme sa
transcendance. Le corps est un lieu essentiel de la relation au monde dans sa
complexité, culturelle et politique y compris. Il produit du savoir.
Il recèle une histoire. Il est porteur de multiples signes. Il a ses
techniques, ses usages, ses valeurs et ses projections. Il est une construction
totalement connectée à l’univers social. Il est fabriqué,
dressé. Son niveau d’intelligence sensible n’est en rien
séparé des autres modalités d’élaboration
de l’être.
Autour de la notion de bio-politique et de société de contrôle,
la pensée de Michel Foucault sur ces questions a eu
un fort impact parmi les artistes chorégraphiques.
Alors qu’un corps nu n’est qu’un corps sans costume, voici donc qu’on a découvert des nus obscènes et des nus pudiques, des nus violents et des nus tendres, des drôles et des lugubres, des francs et des indistincts, des gênants et des aimables, des pleins de forme et des mal portants, des rassurants et des inquiétants. Autant de types divers de présence; autant de regards et de projections divers portés dessus. Les nus se fabriquent dans les têtes autant qu’ils se montrent sur les plateaux.
Un corps démonté, segmenté, réarticulé
Dans
Self-Unfinished, un solo fondateur, Xavier
Le Roy se coule lentement dans des postures repliées sur
lui-même, ou tête en bas, masquant tel ou tel membre, surexposant
d’autres, etc. Comme par anamorphoses, montré de la sorte ce corps
échappe d’une façon stupéfiante à l’image
couramment installée dans les esprits de ce qu’est une morphologie
bien ordonnée. Ce corps paraît réellement susceptible d’être
démonté, segmenté, ré-agencé, par le jeu
réciproque de projections et de réceptions entre la scène
et la salle. Puisqu’il peut à ce point se désarticuler et
se ré-articuler, il n’est pas loin d’évoquer les principes
d’élaboration d’un langage.
Self-Unfinished, chorégraphie Xavier
Le Roy. Photo Bernard Prévost © Centre Pompidou
Déconstruire un corps-savoir-social
Là où certains projetaient un état de nature, le
corps le plus simplement nu se révèle un lieu complexe d’élaboration
culturelle. Nus ou pas, on ne pourra jamais plus regarder un corps sur scène
de la même manière qu’auparavant. Plusieurs artistes chorégraphiques
semblent avoir pour principal projet de conduire inlassablement cette dé-construction
du corps-savoir-social, du corps investi dans la vie de tout un chacun sur le
mode d’une performance conforme à des attentes sociales, du corps
répondant au paradigme bio-politique à l’ère des
sociétés de contrôle.
A cet endroit, la question de la représentation spectaculaire dans des
salles frôle de très près celle de toutes les représentations
à l’œuvre dans l’imaginaire social. On pourrait considérer
que bon nombre d’artistes chorégraphiques depuis le milieu des
années 90 se sont essentiellement confrontés à la crise
généralisée de la représentation. Disposons-nous
aujourd’hui des concepts, des images, des médiations, nous permettant
de nous représenter valablement le travail du réel à l’œuvre
dans une phase de mutations aiguës?
Un thème très présent: la fabrication
des genres masculin et féminin
Enjeu
majeur de la construction politique des corps, la fabrication sociale et culturelle
des genres masculin et féminin est un thème qui traverse un grand
nombre de pièces chorégraphiques. Il ne s’agit pas d’illustrer
le féminin et le masculin, voire d’en révéler les
ambiguïtés ou dénoncer les relations d’inégalité,
mais d’en débusquer, parfois d’en dérégler
les modalités de construction sociale. Cette approche critique aura atteint
un sommet dans la pièce Dispositif 3.1, d’Alain
Buffard, dont on a pu écrire qu’elle réunissait
quatre femmes, dont un homme.
Dans son duo XX, Julie Nioche, qui
se consacre aussi à des études de psychologie centrées
sur l’image du corps, usait de prothèses pour souligner de façon
presque monstrueuse les modalités de construction corporelle du genre
féminin.
Alors Mathilde
Monnier semble commettre un pied de nez, et mettre les pieds dans
le plat, quand sa pièce Signé, signés, en ne reculant
pas devant un humour plein de verdeur gaillarde, rappelle qu’une part
de ce qui se trame dans les studios et sur les plateaux de danse n’est
tout de même pas étranger au travail de la libido.
On était presque en train de l’oublier.
XX, chorégraphie Julie
Nioche. Photo Bertrand Prévost © Centre Pompidou
Signé, signés, chorégraphie Mathilde Monnier.
© Marc Coudrais
Dispositif 3.1, chorégraphie Alain Buffard
Photo © Marc Domage
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