Danse contemporaine - Pour une chorégraphie des regards
Un bouleversement des codes / 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

 

7. Une écriture en déplacement

 
 
Im Goldenen Schnitt I & II, chorégraphie Gerhard Bohner (1989),
reconstruction et solo Cesc Gelabert (1996).
© Klaus Rabien

 

Lorsqu’elle cesse de se focaliser sur l’apparence extérieure et sur l’expressivité du mouvement, l’attention est plus libre de se porter sur les modalités d’écriture chorégraphique. Ecriture du geste, ou des déplacements, ou composition des pièces. Sous cet angle encore, la re-visitation de certains fondamentaux, la réévaluation des héritages, côtoient des expérimentations toutes nouvelles.

Lorsqu’en 1989, l’Allemand Gerhard Bohner crée Im (Goldenen) Schnitt I et II, il y inscrit son demi-siècle de savoirs essentiels sur l’espace et la ligne, la diagonale, l’angle, la courbe, le carré; sur la composition liée à la musique et à un environnement plastique. Vingt ans plus tard, le Catalan Cesc Gelabert reprend et transmet à nouveau l’héritage de ce prédécesseur disparu .

Ecriture du geste ou des déplacements
Pendant de longues années, la Belge Michèle Noiret a été la danseuse impossible dont rêvait le compositeur contemporain Karlheinz Stockhausen. Il imaginait strictement qu’à chaque note puisse correspondre exactement un geste. Si elle s’en est détachée en retrouvant les voies du lyrisme, la chorégraphe revisite la musique de ce maître dans Twelve Seasons, et trouve dans les nouvelles technologies les outils d’une poétisation du trouble.
Parfaitement dansants semblent aussi The Moebius Strip de Gilles Jobin, ou le programme Zoo de la compagnie de Thomas Hauert. Pour autant le premier relève d’une composition rigoureuse selon les carrés d’une grille. Ce principe ne doit pas rien à l’héritage du père du chorégraphe, peintre de l’abstraction géométrique. Quant à la série de pièces des partenaires de Thomas Hauert, elles systématisent la mise en œuvre de principes d’écriture: danser des états d’âge, différer la perception de l’interprétation gestuelle puis de l’interprétation musicale, remonter une danse en sens inverse de son déroulement, etc.

5, création de Thomas Hauert.
The Moebius Strip, chorégraphie Gilles Jobin.
Photos Bertrand Prévost © Centre Pompidou

 

Un mode particulier de composition: l’improvisation
Faut-il automatiquement considérer plus novateurs, ou audacieux, les projets basés sur l’improvisation? Par goût du risque et de l’imprévu, l’improvisation reste un mot magique, pour la plus grande liberté, sans doute illusoire, qu’on espère lui voir concéder aux interprètes. En fait, elle est un mode particulier de composition, dont les contraintes spécifiques sont l’instantanéité et la définition de consignes pré-établies. Ces procédés n’ont rien de nouveau, et l’improvisation jouit même d’une sorte de tradition de prestige dans l’imaginaire de la danse contemporaine. Et elle y demeure féconde.
L’Américaine Lisa Nelson en est une figure éminente, et on la retrouve au Centre Pompidou avec son compatriote et pionnier Steve Paxton, pour une semaine d’inventions aux côtés d’artistes européens. Dans la foulée, Olivia Grandville présente Ki-t comme une "partition d’improvisation". Mais peut-être est-ce le Portugais João Fiadeiro qui redonne le plus d’acuité et d’actualité au potentiel recélé par l’improvisation: ses spectacles se font paradoxalement virtuoses dans la saisie de l’instant infime où la simple présence sur le plateau bascule dans l’amorce d’une projection imaginaire, et dès lors commence à faire trace artistique. Mais ainsi ils cessent de ressortir pleinement au registre de… l’improvisation.

Ki-t, spectacle d’improvisation par Olivia Grandville.
I am here, chorégraphie João Fiadeiro.
Photos Bertrand Prévost © Centre Pompidou

 

Une écriture qui ménage une part de variabilité
Absolument singulière, la façon qu’a Myriam Gourfink d’aborder l’écriture de la danse. Il existe divers systèmes de notation du mouvement dansé, à l’instar des partitions musicales (celui de Rudolf Laban jouit d’une certaine notoriété). Alors, pourquoi ne pas imaginer d’écrire de nouvelles pièces de danse sur partition, comme un compositeur le fait pour la musique. De cette façon, la création chorégraphique est dégagée de l’emprise de la relation duelle entre chorégraphe et interprète dans le corps à corps du studio. Et pour ce faire, Myriam Gourfink invente un nouveau système, avec l’appui d’informaticiens, qui permettent de ménager pour l’interprète une part de variabilité en temps réel.

Une nouvelle intelligence du corps
Très éloigné de ce type de démarche, l’Anglais Russell Maliphant a su fasciner en produisant une qualité de mouvement d’une fluidité ciselée. Au premier coup d’œil, cela pourrait le rapprocher d’une conception ancienne du corps resplendissant et de la virtuosité en danse. Mais outre qu’il construit ses pièces selon une approche très méthodique des principes de composition du solo, du duo, du trio, et qu’il prête grande attention à leur combinaison systématique avec une architecture de lumière, c’est la source de son mouvement qui attire l’attention.
Ancien danseur étoile, Russell Maliphant est venu à la danse contemporaine par une pratique assidue, outre le yoga et les arts martiaux, d’un grand nombre de techniques d’éducation somatique (Rolfing, Feldenkrais, Body mind centering, etc). Très subtiles, touchant à des niveaux de conscience corporelle souvent enfouis et assoupis, ces méthodes ont pour point commun de s’intéresser à l’intériorité du mouvement, à la logique des coordinations, au fonctionnement intime des tissus, etc. Soucieux d’autonomie dans l’exercice, de protection face aux traumatismes, et de finesse dans l’invention, beaucoup d’artistes chorégraphiques se sont tournés vers ces techniques. Il s’est agi de se désaliéner des exigences d’un mouvement que la tyrannie de la mise en spectacle réduirait à l’élaboration d’une forme extérieure performante.

Pus encore que l’écriture d’une danse stricto sensu, c’est la recherche d’une nouvelle intelligence du corps qui mobilise avant tout un bon nombre d’artistes chorégraphiques.
Two / Knot / Stream / Sheer, chorégraphie Russell Maliphant. © Hugo Glendinning

 

 

Danse contemporaine - Pour une chorégraphie des regards
Un bouleversement des codes / 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

© Centre Pompidou 2004