Danse 
  contemporaine - Pour une chorégraphie des regards
  Un bouleversement des codes / 1 
  2 3 
  4 
  5
  6  
  7 8 
  9 10
6. Danse ou non-danse: par où la danse?
Brouillage des rôles mais aussi de ce qui semblait être l’acte même de danser. La perte du mouvement et de la dépense dynamique des corps en marqueraient-elles la fin? Si la danse est ailleurs, où se situe-t-elle? La danse n’est peut-être plus tout à fait la danse.
 La danse aurait-elle cessé de danser?  
  Indéniablement, on observe un ralentissement, une raréfaction 
  du mouvement, dans bon nombre de spectacles proposés pourtant par des 
  artistes chorégraphiques sous la rubrique danse des brochures de programmation, 
  par exemple au Centre Pompidou. C’est souvent sur cette question que des 
  spectateurs expriment le plus vivement leur incompréhension, quand ce 
  n’est leur frustration.
  Alain 
  Buffard, qui dansa dans de grandes compagnies françaises 
  de la Nouvelle danse des années 80 eut un mot resté fameux: "J’en ai eu assez de sauter comme un cabri ". Ainsi, 
  des artistes chorégraphiques paraissent soudain suspendre leur étourdissante 
  course, pour mieux se poser, et nous poser la question, du sens même de 
  l’acte de danser; sa source, sa justification. On peut aisément 
  reconnaître dans cette attitude radicale un minimalisme déjà 
  observé dans d’autres domaines artistiques à des moments 
  essentiels de la recherche. Ou encore une façon de déjouer, de 
  retourner, les attentes et les catégories convenues. 
 Le corps n’est plus un outil à maîtriser
   Ici la danse se détournerait de son fascinant pouvoir d’entraînement, 
  et reviendrait aux fondamentaux d’un corps, entrant en résistance 
  devant les phénomènes d’accélération, de dématérialisation 
  virtuelle, ou de libération des flux mondialisés. Par opposition 
  au temps linéarisé du progrès en histoire, on croit pouvoir 
  déceler aussi une temporalité plane et neutralisée, plus 
  conforme à une vision post-moderne.
  Mais la perturbation intervenue est beaucoup plus profonde, et riche, que la 
  seule question du tempo évidemment perceptible à l’œil 
  nu.
  On ne conçoit plus le corps comme un élément de nature 
  opposé à l’esprit comme manifestation de culture. On ne 
  conçoit plus le corps comme un outil à maîtriser, au service 
  des projets de l’esprit. On ne conçoit plus l’être 
  comme une forteresse dont le premier déterminant serait sa coupure avec 
  son environnement. De même qu’on ne conçoit plus l’artiste 
  comme un solitaire démiurge affrontant le monde au travers d’œuvres 
  closes et simplement remarquables.
 Une forme de présence dans un espace-temps défini
   Toutes ces relations sont revisitées au jour mouvant des infiltrations 
  proliférantes de la post-modernité. Les modèles philosophiques 
  du corps sans organes ou du rhizome 
  (Gilles Deleuze) ont eu un fort impact chez nombre d’artistes 
  chorégraphiques.
  La danse n’est plus exclusivement une entreprise de projection et de dépense 
  dynamique et généreuse, sur-valorisant une image corporelle manifestement 
  expressive. La danse est d’abord une forme de présence dans un 
  espace-temps défini. Cette présence au travers du corps, le médium 
  le plus direct et immédiat, est en soi productrice de sens et d’émotion. 
  Le mouvement, avec ses modulations, n’en est qu’une variation. Sa 
  valeur se goûte parfois d’autant plus qu’il se fait rare, 
  qu’il survient d’une manière extrêmement sentie, pas 
  forcément attendue, qu’il laisse percevoir son intériorité 
  subtile, et qu’il continue de témoigner d’une préoccupation 
  extrêmement fine de l’espace, qui est le propre des artistes chorégraphiques.
 "Par où la danse?"
     
  
Plutôt 
  que "Danse ou non-danse?", la bonne question semble être: "Par 
  où la danse?".
  Ainsi, le mouvement ralenti à l’extrême des danses de Myriam 
  Gourfink, nourri d’une pratique assidue du yoga, ouvre à 
  une perception inouïe de la circulation des masses et de l’énergie, 
  à deux doigts de basculer dans une sorte de retournement temporel, et 
  dans l’intériorité du mouvement.
  Des spectacles tels que [dikòmatik] de Vincent 
  Dupont, ou <Otto> de Kinkaleri 
  mettent en jeu des qualités de présence sur le plateau qu’on 
  qualifiera plutôt comme de l’ordre de la performance. Elles empruntent 
  certes à une expérience de la danse, mais aussi du théâtre, 
  sans pour autant qu’elles rappellent le vieux mixte intermédiaire 
  appelé danse-théâtre. Beaucoup ont désigné 
  dans The Show Must Go On, de Jérôme 
  Bel, un des sommets dans les démarches qui nous intéressent 
  ici. Or, ses interprètes sont présentés comme acteurs, 
  et non comme danseurs. Parlant d’un projet pourtant perçu comme 
  appartenant au champ chorégraphique plutôt que théâtral, 
  il y a là tout de même un flottement des catégories extraordinairement 
  significatif. 
   
 
    
  
Dans 
  ses fameuses trente-quatre courtes pièces présentées dans 
  leur intégrale finale Panoramix, La 
  Ribot atteint à une profusion exubérante des rencontres 
  signifiantes entre son corps nu et une foule d’objets qu’elle investit.
  
  Contraindre, chorégraphie Myriam 
  Gourfink.
  Panoramix, installation-performance de La Ribot. 
   <Otto>, conception Kinkaleri. 
  
  Photos Bertrand Prévost © Centre Pompidou  
 Ses résonances avec les arts plastiques
    
  La notion de performance renvoie volontiers au domaine des arts plastiques, 
  qui vit certains de ses artistes engager leur propre corps comme médium 
  de leur expression. 
  Alain Buffard aime mentionner dans sa biographie artistique 
  qu’il a été critique et responsable de galerie d’art. 
  Comme tant d’autres, la configuration de son spectacle Dispositif 
  3.1 est traversée par une pensée des installations en art 
  plastique. Cette imprégnation est à son comble dans la démarche 
  de Jennifer 
  Lacey. Elle co-signe This is an Epic au côté 
  de la plasticienne  
  Nadia Lauro, et cette pièce peut être perçue 
  comme une gigantesque installation dont les danseurs ne seraient que des éléments 
  vivants parmi tous ceux, hétéroclites, qui s’y articulent.
  Concert, ou chorégraphie de tableaux vivants? Claudia 
  Triozzi repousse les limites jusqu’à un point quasi 
  insaisissable dans The Family Tree. Et dans son étrange pseudo-spectacle 
  héâtre-élévision, Boris 
  Charmatz isole chaque spectateur, qu’il allonge pour ne plus 
  lui adresser que des traces audiovisuelles d’une danse dont il semble 
  désormais rechercher l’idée partout où on croit qu’elle 
  n’est pas forcément.
  Le questionnement est permis: la danse n’est peut-être plus tout 
  à fait dans la danse.
 

 
  

  This is an Epic, chorégraphie 
  Jennifer Lacey et Nadia Lauro.
  The Family Tree, chorégraphie Claudia Triozzi. 
  Concert ou chorégraphie de tableaux vivants? 
  Photos Bertrand Prévost © Centre Pompidou
  
  
 Danse 
  contemporaine - Pour une chorégraphie des regards
  Un bouleversement des codes / 1 
  2 3 
  4 5 
  6 7 8 
  9 10