LE FUTURISME À PARIS
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le MANIfeste du futurisme

La deuxième salle de l’exposition est consacrée au texte fondateur du futurisme. A côté de la page historique du Figaro du 20 février 1909 sont présentés des manuscrits qui précèdent sa rédaction définitive, des ouvrages montrant les liens de Marinetti avec la littérature française, ses premiers romans publiés en français…

Au moment où Marinetti rédige son Manifeste, il n’est pas question pour lui de créer une nouvelle avant-garde picturale. Son programme est d’abord un programme littéraire pour changer les données d’une époque qu’il juge passéiste.

> F.T. Marinetti : changer les données d’une époque

> Le lancement du Manifeste : une orchestration internationale

> L’influence de Bergson : une philosophie du devenir

 

F.T. Marinetti : changer les donnÉes d’une Époque retour sommaire

« Français de tête et italien de cœur »

Né en Egypte (en 1876) de parents italiens, Marinetti reçoit une formation italo-française dans un collège tenu par des Jésuites français à Alexandrie. « On pourrait dire qu’il était français de tête et italien de cœur », écrit Giovanni Lista (catalogue de l’exposition, « Les sources italiennes du futurisme »).
Ce n’est, en fait, qu’à 18 ans qu’il découvre l’Italie et la France (où il vient valider son baccalauréat). De l’Italie, il a une vision affective construite sur la culture littéraire de sa mère qui lui lisait la Divine Comédie de Dante ou des poèmes hérités de l’esprit du Risorgimento, mouvement politique et culturel qui conduit à l’unification de la péninsule entre 1860 et  1870. L’idéalisation du passé devait contribuer à forger le sentiment national.

Cette Italie mythique, le jeune Marinetti l’imagine du balcon de la demeure familiale qui donne sur le port d’Alexandrie, face à la mer et à la péninsule italienne. Lieu d’autant plus chargé de sens que s’y était dressée la célèbre bibliothèque antique détruite par un incendie, « En somme, un lieu quasiment prédestiné pour la naissance du biblioclaste que fut le fondateur du futurisme. » (G. Lista, F.T. Marinetti. L’anarchiste du futurisme. Biographie). La mer est aussi le cadre d’une initiation traumatisante pour l’enfant quand son père, alors qu’il a cinq ans, y jette sans bouée « son petit corps… le forçant à nager à tout prix », écrira Marinetti.
Ses premiers poèmes, publiés à Alexandrie, sont signés Hesperus. Hespérie est l’ancien nom grec de l’Italie qui signifie « la terre qui se trouve dans la direction où apparaît la première étoile du soir ».

La maladie de leur second fils ramène la famille Marinetti à Milan. La jalousie suscitée par la réussite de son père – avocat, il a été l’homme d’affaires de riches Égyptiens –, et le conformisme de la bourgeoisie milanaise développent en lui un mal-être auquel s’ajoute le décès de son frère. L’Italie lui apparaît comme une terre qui ploie sous le poids du passé, une terre gangrénée, comme il l’écrira dans le Manifeste :

guillemet […] nous voulons délivrer l'Italie de sa gangrène de professeurs,
d'archéologues, de cicérones et d'antiquaires » guillemet fin

A Milan, grâce à la revue bilingue l’Anthologie-revue à laquelle il collabore à partir de 1898, il suit les évolutions de la poésie française (Francis Jammes, Paul Fort, Laurent Tailhade…) et les débats qui associent la révolution du vers libre aux théories anarchistes.

La France, le pays de la modernité

Pour Marinetti, la France est le pays de la modernité, et avant tout de la ferveur révolutionnaire. C’est à Paris, où il vient régulièrement depuis 1894, qu’il décide de faire ses armes littéraires. Par l’intermédiaire des poètes publiés dans la revue milanaise, il fréquente des cercles littéraires proches des milieux anarchistes. C’est d’eux qu’il tirera sa religion du devenir et qu’il apprendra l’usage des tracts, placards, manifestes, feuilles volantes, écrits sur du papier de couleur aux typographies expressives.
Sa participation aux revues la Vogue, la Plume, la Revue blanche lui fait connaître l’œuvre des grands poètes de l’époque, comme Emile Verhaeren ou Walt Whitman, lesquels font l’apologie de la ville et du monde mécanique modernes, de la machine.

Son recueil de poèmes, La Conquête des étoiles, écrit en français, est publié à Paris en 1902, année de la mort de sa mère. Il s’agit d’une épopée symboliste qui met en scène dans un combat titanesque les armées de la mer se lançant à la conquête des étoiles. L’ouvrage s’achève par la mort de « l’étoile d’Italie ». C’est aussi sur ce thème du défi lancé aux étoiles que se terminera le Manifeste du futurisme.

guillemet Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles ! guillemet fin
(Le Manifeste du futurisme, dernier vers.)

Un autre aspect de sa personnalité s’exprime dans Destruction / Poème lyrique, 1904, écrit en français, où le mal de vivre et la solitude dans les villes de la civilisation industrielle conduisent un poète épris d’absolu vers l’esthétique de la destruction. Le thème du double apparaît sous la forme d’un dialogue entre le poète et son âme.

Le Roi Bombance et la revue Poesia

Première de couverture de la revue Poesia
dirigée par Marinetti (Milan), n°3-4-5-6, juillet 1909

Au lendemain de la grève générale de 1904 organisée en Italie, Marinetti achève le Roi Bombance et écrit à un correspondant parisien : « L’œuvre a été terminée durant la grève générale milanaise. Avec un intarissable pessimisme sur l’irréductible imbécillité populaire et sur la férocité de la nature humaine, j’y démontre burlesquement la victoire tragique et fatale de l’individualisme idéaliste sur la masse brutale. Bref, je conclus avec la faillite du socialisme, la gloire de l’anarchie et la complète ridiculisation des bonimenteurs, réformistes et autres "marmitons du Bonheur universel" » (cité par G. Lista, dans sa biographie).

L’audace de l’ouvrage est d’associer une écriture symboliste à une actualité politique. S’étant emparé du pouvoir, les révolutionnaires, privés de nourriture, mangent le cadavre du roi qui de ce fait renaît à la vie, montrant ainsi la vanité de toute révolution. Dans ce drame burlesque où la Mort se nourrit de la Vie, le poète prend lui aussi conscience qu’il « vend de l’idéal pour rien ». La seule alternative est le devenir. Une des sources du Roi Bombance est Alfred Jarry.

guillemet Le devenir, voilà la seule religion… Quand vous regrettez quelque chose…
c’est déjà un germe de mort que vous portez en vous. guillemet fin

En 1905, Marinetti écrit ses premiers poèmes sur l’automobile et lance sa revue Poesia. Le programme de la revue se résume dans le tract diffusé lors de son lancement :

guillemet Idéalistes, travailleurs de la pensée, unissez-vous pour démontrer comment l’inspiration, le génie marche du même pas que le progrès de la machine, de l’aéronef, de l’industrie, du commerce, des sciences, de l’électricité.  guillemet fin

Filippo Tommaso Marinetti, Mots en liberté : trains (vers 1910)
Recto
Encre noire, crayon bleu sur feuille de papier pliée en quatre et dépliée, 30,9 x 42,1 cm

En 1909, Marinetti publie dans Poesia une enquête sur le vers libre − recherche qui le conduira à des formes littéraires nouvelles où syntaxe et ponctuation rendent sensible l’agitation de la vie moderne (Les Mots en liberté) et dont s’inspirera Apollinaire pour ses Calligrammes. Ouverte aux poètes et écrivains de toute l’Europe, Poesia lui permet de multiplier les contacts dont il usera pour diffuser son Manifeste.

Le dernier maillon à citer avant de lire le texte fondateur du futurisme est son œuvre théâtrale Les Poupées électriques, rédigée en 1905 et publiée en 1909, où s’interpénètrent les thèmes de la hantise du passé – sous la forme du retour du refoulé qui conduit sa protagoniste au suicide –, du dédoublement et de la machine qui fascine et angoisse – le couple de la pièce se dédouble sous forme de deux robots. La machine prend différents statuts dont celui de conducteur d’énergie qui remplace la vitalité physique par l’électricité.

 

le lancement du Manifeste : une orchestration internationale retour sommaire

Le 20 février 1909 paraît à la Une du Figaro le Manifeste du futurisme. La vitesse, la destruction des musées et des bibliothèques, la beauté du monde moderne et des machines, tout Marinetti est là. Sa cible première est la société italienne et sa culture qu’il juge étouffée sous le poids du passé.


Écouter des extraits du Manifeste du futurisme, 1909

A la Une du Figaro, le 20 février 1909

Manifeste du futurisme,
paru en première page du Figaro le 20 février 1909

61,5 x 44 cm

Mi-janvier, sous forme d’un tract écrit en bleu, le texte a été envoyé à ses amis en leur demandant d’adhérer au programme futuriste, ainsi qu’à la presse de la péninsule puis du monde entier. Le Manifeste publié dans le Figaro s’en distingue par un prologue, où Marinetti raconte les circonstances qui auraient précédé son lancement : un accident arrivé au volant de sa cinq-chevaux. Afin d’éviter deux cyclistes, sa voiture a quitté la route, le renversant dans un canal d’eau boueuse. Emprisonné sous l’automobile, il a ressenti sa mort imminente. Et c’est sa délivrance du « maternel fossé à moitié plein d’une eau vaseuse », qui l’a conduit à dicter sa volonté

guillemet à tous hommes vivants de la terre guillemet fin

L’accident, dont l’issue a été heureuse, lui a fait revivre l’angoisse éprouvée quand son père l’avait jeté à l’eau le forçant à nager, « retour compulsif du refoulé que Freud appelle "abréaction" » (G. Lista).

La rédaction du journal a pris soin d’introduire le texte par une mise en garde des lecteurs et c’est grâce à un ami de son père, actionnaire du journal, qu’il a pu être publié. Le Manifeste est taxé de « prose déclamatoire, incohérente et bouffonne » ou de « simple fumisterie », on exige le respect de la connaissance et du passé.

Peu de temps après, le Manifeste est republié sous forme d’un tract écrit en noir, accompagné du prologue. Suivent des conférences à Londres, Moscou, Saint-Pétersbourg et Berlin. La revue Poesia édite le texte complet en français et en italien. Et sur les murs de Milan est placardé un Manifeste d’un mètre de hauteur et trois de longueur qui annonce le futurisme en caractères rouge feu. Marinetti venait d’orchestrer la naissance de son mouvement.
Cosmopolite dans l’âme, Marinetti ne cessera d’aller de capitale en capitale pour y donner des conférences, pour des soirées ou des lectures de ses propres textes. Il deviendra également correspond de guerre pour divers journaux.

Le futurisme, « la nouvelle formule de l’Art-Action »

Le Manifeste lui-même comprend un programme en onze points qui sont autant de mots d’ordre pour l’action. Suivi d’un appel direct à la révolution culturelle :

guillemet Et boutez donc le feu aux rayons des bibliothèques ! Détournez le cours des canaux pour inonder les caveaux des musées ! Oh ! qu’elles nagent à la dérive, les toiles glorieuses ! À vous les pioches et les marteaux ! … Sapez le fondement des villes vénérables ! guillemet fin

Comment le mot futurisme s’est-il imposé à lui ? Le moment raconté relève de l’épopée et de la transe : « Le11 octobre 1908, après avoir travaillé six années durant dans ma revue internationale Poesia afin de libérer des chaînes traditionnelles et mercantiles le génie lyrique italien menacé de mort, je sentis soudain que les articles, les poésies et les polémiques ne suffisaient plus. […] Mes amis […] cherchèrent avec moi le mot d’ordre. J’hésitai un moment entre les mots dynamisme et futurisme. Mon sang italien bondit plus fort quand mes lèvres inventèrent à haute voix le mot futurisme. C’était la nouvelle formule de l’Art-Action, et une loi d’hygiène mentale. (Texte de 1915, cité par Giovanni Lista, dans sa biographie, p. 77.)

En professant la table rase du passé, les anarchistes ont pour utopie un monde autogéré par la classe ouvrière. Pour Marinetti (cf. le Roi Bombance), l’utopie est déjà vanité. Le futur est ce vers quoi conduit l’élan vital, la vitesse, le progrès. Il est à la fois ce qui meut et ce vers quoi aller. Une religion, en somme ! : « Le devenir, voilà la seule religion…».
Les artistes sont des avant-gardes, au sens où ils s’élancent dans un futur inconnu
. Abolissant romantisme et naturalisme − deux valeurs rendant inapte à l’action  −, la beauté moderne de la machine ouvre à la marche de la civilisation et au progrès.

 

L’influence de Bergson. Une philosophie du devenir retour sommaire

Si le futurisme doit beaucoup au contexte italien, le rejet de l’immuabilité du passé est aussi à chercher ailleurs. « C’est à Henri Bergson », écrit Didier Ottinger, « que Marinetti emprunte sa poétique vitaliste, sa conception d’un moi en perpétuel devenir, son lyrisme qu’il fait culminer dans un rêve de fusion cosmique. »

Henri Bergson est, en effet, le grand homme de l’époque. Traduit dans différentes langues dont l’italien, ses cours au Collège de France sont de véritables « happenings » où la « bonne » société se presse dans l’amphithéâtre bondé. Bergson remet en cause l’ordre classique des idées, adoptant une conception de la forme et des valeurs sur la base de l’évolution, du mouvement, des métamorphoses. Sa philosophie semble apporter des réponses au devenir d’un homme nouveau, face aux changements de la société en ce début du 20e siècle.
Que ce soit chez Marinetti ou, comme on le verra bientôt, chez les peintres futuristes – mais aussi chez les cubistes – leurs concepts sont nourris de la pensée du philosophe. Marinetti y a d’autant moins « échappé », qu’il a fréquenté, tant à Milan qu’à Paris, les milieux artistiques et anarchistes qui s’en réclament.

Pour lui, le poète est celui qui incarne mieux que les autres « l’élan vital », tel que Bergson définit le rôle du créateur dans cette origine unique de la vie qu’est l’élan vital. Son manifeste commence par l’exaltation du mouvement et se termine sur une déclaration d’anti intellectualisme au profit de l’intuition : « Nous savons bien ce que notre belle et fausse intelligence nous affirme… », un choix qui émane de cette philosophie. Il y puise aussi les sources de son art-action, tel que Bergson définit l’action avec sa part d’indéterminé.
Les principes bergsoniens qu’appliqueront les peintres futuristes dans leurs œuvres, en plus des notions déjà citées, sont ceux de la durée et de la représentation du monde façonnée par la mémoire (Matière et mémoire, 1905), du dynamisme et de la simultanéité qui vont les conduire à imaginer un système de représentation intégrant des données poli sensorielles.
Un des grands apports des futuristes aura été d’introduire la durée dans l’espace du tableau.

Ressources documentaires
Textes
> Futurisme : le rêve d’un monde technique.
Par Michel Blay lien
> Bergson, le philosophe des avant-gardes. Par François Azouvi lien

 


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