LE FUTURISME À PARIS
sommaire / 1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6 / 7 / 8 / 9 / 10 / ressources


 

L’exposition des peintres futuristes en 1912, galerie Bernheim-Jeune, À Paris

Cette section reconstitue l’exposition historique des peintres italiens de février 1912 à Paris. Elle rassemble la plupart des trente-quatre tableaux qui y figuraient (parmi lesquels les chefs-d’œuvre présentés dans la salle permanente du futurisme du MoMA de New York). S’y imposent les thèmes iconographiques propres au futurisme : la ville moderne et son éclairage électrique, la danse, le mouvement des foules, les émeutes…

> Avril-mai 1910, le Manifeste des Peintres futuristes

> 5 février 1912 : en lettres de néon illuminant la nuit : Boccioni – Carrà – Russolo – Severini

> « Les exposants au public » : le cubisme est un « académisme masqué »

 

avril-mai 1910, Le Manifeste des Peintres futuristes retour sommaire


Écouter des extraits du Manifeste des Peintres futuristes, 1910

imgManifeste des Peintres futuristes, 11 avril 1910
U. Boccioni, C. Carrà, L. Russolo, G. Balla, G. Severini

1910 : Umberto Boccioni, Carlo Carrà, Luigi Russolo, des peintres de Milan, auxquels se sont ajoutés Giacomo Balla de Rome et Gino Severini qui réside à Paris depuis 1906, se sont ralliés au futurisme. Le Manifeste des Peintres futuristes paraît sous forme de tract le 11 avril puis est publié le 18 mai dans Cœmedia. Boccioni est son principal rédacteur. Ces artistes ont en commun d’être les héritiers du symbolisme, du divisionnisme et des couleurs pures de Seurat et Signac. Le ton est celui de l’élan vital, de la spontanéité. Leurs déclarations (plongée dans le dynamisme universel, héritage coloré des divisionnistes) disent toute la distance qui les sépare des cubistes (stabilité, analyse formelle et palette monochrome).

guillemet Le geste que nous voulons reproduire sur la toile ne sera plus un instant fixé du dynamisme universel. Ce sera simplement la sensation dynamique elle-même.
En effet, tout bouge, tout court, tout se transforme rapidement. guillemet fin

guillemet Le Divisionnisme, pour le peintre moderne, doit être un complémentarisme inné. guillemet fin

guillemet … notre art est ivre de spontanéité et de puissance. guillemet fin

Le Manifeste des Peintres futuristes
(Extraits, in Giovanni Lista, Futurisme. Manifestes, proclamations, documents, p. 163.)

 

Premières expositions futuristes à Milan, 1910-1911

Les futuristes organisent une exposition en mars-avril 1910, « une manifestation lumineuse », ont-ils écrit dans leur Manifeste, poursuivant : « Ca y est ! les futuristes révolutionnent l’Italie ». L’année suivante, en juin, leur première grande exposition réunit des œuvres de Boccioni (dont le Rire), Carrà, Russolo, à laquelle ils convient Ardengo Soffici, un critique et peintre italien vivant à Paris. Soffici est un des rares artistes à avoir assisté à la genèse des Demoiselles d’Avignon dans l’atelier de Picasso. Qualifiant leurs œuvres de « sottes et laides fanfaronnades », il recommande aux jeunes agitateurs de s’informer sur les développements du cubisme.

Après une violente échauffourée avec Soffici − les futuristes concevront un Manifeste de la gifle –, ils décident de se rendre à Paris. En septembre 1911, Gino Severini les accueille et les conduit chez Picasso et Braque, à la galerie Kahnweiler, au Salon d’Automne (où exposent Gleizes, Metzinger, Léger, Le Fauconnier, Delaunay), leur présente Guillaume Apollinaire. La première salle de l’exposition montre ce qu’ils ont vu alors (voir chapitre Le cubisme).
Pendant leur séjour à Paris, ils ont pris rendez-vous avec Félix Fénéon, directeur de la galerie Bernheim-Jeune. Jadis militant anarchiste et théoricien du postimpressionnisme français (Seurat et Signac), Fénéon les a accueillis avec sympathie.

 

5 fÉvrier 1912 : en lettres de nÉon illuminant la nuit. Boccioni − carrÀ − russolo − severini retour sommaire

Le soir du vernissage, le 5 février 1912, des lettres de néon illuminent la nuit de la capitale : Galerie Bernheim – Exposition des peintres futuristes – Boccioni – Carrà – Russolo – Severini. Malgré la fureur des critiques, la manifestation ne désemplit pas jusqu’au 24 février.

img De gauche à droite : L. Russolo, C. Carra, F.T. Marinetti,U. Boccioni,
G. Severini à Paris en février 1912
à l’occasion de l’exposition « Les Peintres futuristes italiens »,
Paris, galerie Bernheim-Jeune & Cie, du 5 au 24 février 1912

Bals surpeuplés, cafés, grands boulevards, sorties de théâtre, gares, révoltes sont les principaux thèmes des œuvres exposées : des sujets inspirés par la ville moderne. Leurs œuvres, ont-ils écrit dans leur catalogue, rendent compte non seulement de l’âme de celui qui contemple, mais aussi de l’énergie de ce qu’il contemple. Pour traduire cette simultanéité, ils font appel à tous les sens. Cette « polyphonie des sens » donne lieu à des tableaux très fragmentés − et remet en cause les valeurs cardinales de la peinture cubiste.

L’exposition fait scandale mais, parmi les critiques favorables, Gustave Kahn écrit : «  Cette exposition mérite une sérieuse attention […] [avec] ce Salon d’Automne [et] sa salle de cubistes, elle marque une date de l’histoire de l’art ». Sur le plan international, elle est le début du rayonnement de la peinture futuriste. Elle sera ensuite présentée à Londres, à Berlin, Bruxelles, puis dans la plupart des grandes capitales européennes. Les futuristes sont en train de prendre la tête des avant-gardes.

Umberto Boccioni

img Umberto Boccioni, La Risata, 1911
[Le Rire] Huile sur toile, 110,2 x 145,4 cm
The Museum of Modern Art, New York

Le Rire représente une femme prise d’un éclat de rire dans un café. La référence à Bergson est évidente par le titre. Le peintre ici s’intéresse à la propagation du rire dans cet environnement qui immerge l’individu dans un monde de mouvement et de sensations qui intègrent tous les sens.

Partant du visage de la femme rayonnent les lignes de propagation du rire qui se cristallisent en formes géométriques. Au milieu du tableau, au premier plan de la scène, une plume d’autruche fichée sur un chapeau, jaune – la place du spectateur –, dit la nature et l’intensité du rire : une énergie qui occupe, plus que toute autre réalité concrète, l’espace.
Boccioni s’intéresse également, ici, à la décomposition des formes sous l’effet de l’éclairage électrique. Dans la lignée du Manifeste de Marinetti Tuons le clair de lune (1909), le peintre oppose à la lueur romantique et laiteuse de la lune, la lumière électrique, symbole de la modernité.

Détériorée lors de sa première présentation au public en 1911, l’œuvre a été reprise par le peintre. Avant ou après son passage à Paris, en septembre-octobre 1911 ? Les interprétations divergent. Dans le catalogue de l’exposition présentée à Londres (mars 1912), Boccioni décrit son œuvre : « Cette scène a lieu autour de la table d’un restaurant où l’atmosphère est joyeuse. Les personnages sont étudiés de tous les côtés, les objets de devant et ceux de derrière doivent également être vus, puisque tous présents dans la mémoire du peintre. ». Cette complétude d’approche tient-elle à l’influence cubiste ou à celle de Bergson ? S’agit-il d’une multiplication des points de vue ou de l’inscription de la mémoire dans la « durée » de l’œuvre ?

Réalisée quand le peintre renonce au divisionnisme, l’œuvre n’en montre pas moins ses acquis, comme l’annonçait le Manifeste des Peintres futuristes : « Le Divisionnisme, pour le peintre moderne, doit être un complémentarisme inné ». Dans la toile apparaissent en simultané les couleurs primaires et leurs complémentaires, des verts, violets, oranges où se cristallisent les « facettes » du rire.

Voir d’autres œuvres de Boccioni exposées à la galerie Bernheim-Jeune

Sur le site du MoMA, New York
> Stati d’animo : Gli addii, 1911 [Etats d’âme : Les adieux) lien
> Stati d’animo : Quelli che vanno, 1911 [Etats d’âme : Ceux qui partent] lien
> Stati d’animo : Quelli che restano, 1911 [Ceux qui restent] lien
Les Stati d’animo forment une séquence temporelle autour d’un départ dans la gare de Milan : Les adieux, Ceux qui partent, Ceux qui restent. Le thème de la gare, lieu de la rencontre avec les foules, du machinisme et des locomotives, lieu des échanges, de l’énergie de la ville moderne, est un des sujets de prédilection des futuristes.
> La Città che sale, 1910-1911 [La ville qui monte] lien
La Città che sale, grand tableau futuriste (199,3 x 301 cm), montre une ville et ses façades de maisons transformées par une sorte de tornade qui jaillit de la rue, de « vortex », mot utilisé par les futuristes pour parler des énergies puissantes qui traversent la ville moderne.

Sur le site de l’Estorick Collection of Modern Italian Art, Londres
> Idolo moderno, 1910-1911 [Idole moderne] lien
Pour rompre avec le romantisme associé à une féminité évanescente, Boccioni peint un personnage dur, agressif, fascinant et traversé ou éclairé par des raies de lumière artificielle.
> Henri Bergson : Le Rire. Essai sur la signification du comique, 1900. Edition électronique de l’ouvrage. lien

Carlo Carrà

img Carlo Carrà, I Funerali dell’anarchico Galli, 1910-1911
[Les Funérailles de l’anarchiste Galli]
Huile sur toile, 198,7 x 259,1 cm
The Museum of Modern Art, New York

Les Funérailles de l’anarchiste Galli est aussi un pur manifeste de la peinture futuriste. Le thème : un épisode tragique de la grande grève de 1904 en Italie, l’enterrement de l’anarchiste Galli, assassiné au cours d’une manifestation ouvrière. Mais le tragique de l’épisode n’est pas la mort du personnage, il s’agit de la répression par une troupe montée du cortège guidé par des anarchistes, dernier hommage rendu par les révolutionnaires et la masse ouvrière à Galli. Mise en abîme de la mort qui rappelle le thème de l’ouvrage de Marinetti, le Roi Bombance.
L’œuvre a été mise en chantier six ans après l’événement, d’après les croquis qu’en avait faits de mémoire le peintre, sympathisant des théories anarchistes depuis son premier séjour à Paris, rêvant alors aux « inévitables transformations de la société humaine, à l’amour libre ». (C. Carrà, l’Eclat des choses ordinaires, pp.45-46.)

La tonalité de l’œuvre est dans une palette de terres, enfer zébré de rouges, de jaunes et de verts. La dominante brune est celle des chevaux, premiers conducteurs d’énergie dans cet affrontement entre anarchistes et force répressive.
Un réseau de lignes parcourt le tableau, des faisceaux « correspondant à toutes les forces en conflit […] Ces lignes-forces doivent envelopper et entraîner le spectateur qui sera en quelque sorte obligé de lutter lui aussi avec les personnages du tableau » (catalogue de l’exposition futuriste, « Les exposants au public »).

Dans la partie haute de la toile, des sortes d’arabesques striées de vibrations résonnent des bruits de l’affrontement, tandis que des lances ou des portes drapeaux suggèrent dans notre vision la Bataille de San Romano de Paolo Uccello, avec ses chevaux, ses drapeaux et ses lances de l’armée en partance.

Carrà écrira dans son Manifeste La peinture des sons, bruits et odeurs (août 1913) :

guillemet Chaque succession de sons, de bruits et odeurs imprime dans l’esprit une arabesque de formes et de couleurs. […] Ce bouillonnement vertigineux de formes et de lumières sonores, bruyantes et odorantes a été exprimé en partie par moi dans Les Funérailles d’un Anarchiste et Les Cahots de fiacre ; par Boccioni dans Les Etats d’âme et Les Forces d’une rue ; par Russolo dans La Révolte et par Severini dans Le pan-pan, tableaux qui soulevèrent de violentes discussions à notre première exposition de Paris guillemet fin

Luigi Russolo

img Luigi Russolo, La Rivolta, 1911 [La Révolte]
Huile sur toile, 150,8 x 230,7 cm

La Révolte, contrairement aux Funérailles de l’anarchiste Galli, n’est pas le témoignage d’un événement particulier. Elle illustre « la collision de deux forces, celle de l’élément révolutionnaire faite d’enthousiasme et de lyrisme rouge contre la force de l’inertie et de la résistance réactionnaire de la tradition » (catalogue de l’exposition des peintres futuristes à Londres, The Sackville Gallery, mars 1912.)

La masse rouge, de ces

guillemet rouges, rououououououges, très rououououges qui criiiiiient guillemet fin

(C. Carrà, La peinture des sons, bruits et odeurs) représente les manifestants, dont l’aura se répercute dans l’espace sous forme de flèches. La masse jaune qui la précède renforce la sensation de leur pénétration de la ville. En bleu, les maisons des bourgeois que les révoltés surplombent et écrasent.

Par sa géométrie percutante, son dynanisme et ses juxtapositions violentes de couleurs, le tableau résonne du tumulte de la révolte. Echo aussi aux « grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes », invoquées par Marinetti dans son Manifeste fondateur.

En 1913, délaissant la peinture, Russolo publie son Manifeste L’Art des bruits. Ses œuvres vont révolutionner la tradition musicale en utilisant les bruits naturels et les vacarmes modernes comme matériaux artistiques.

Ecouter Luigi Russolo sur ubu web lien
Créations sonores de Luigi Russolo

Pour en savoir plus sur Luigi Russolo, sa musique concrète et ses machines : les intonarumori :
voir le dossier pédagogique Sons et lumières, chapitre « L’art et la vie ». lien

Le site de la fondation Russolo-Pratella lien


Écouter des extraits du Manifeste de l'Art des bruits, 1913

Gino Severini

img Gino Severini, La Danse du « pan-pan » au Monico, 1909-1911/1959-1960
Huile sur toile, 280 x 400 cm
Centre Pompidou, Mnam

A Paris depuis 1906, Severini baigne dans un milieu qui, d’une certaine façon, le protège de la violence des futuristes italiens, laquelle provient avant tout de leurs réactions au contexte asphyxiant du conservatisme italien. Il est déjà devenu un peu français et ce qui l’intéresse est la vie des cabarets, des bals populaires. Avec sa Danse du « pan pan », il s’inscrit dans la tradition des Toulouse-Lautrec, Renoir, Manet ou Seurat (la Grande Jatte). Sa peinture n’en est pas moins futuriste car elle s’attache à l’idée du dynamisme et du mouvement.

Des dessins préparatoires réalisés au célèbre cabaret Monico, dans lesquels il a saisi les danseuses, les spectateurs, les éléments du décor, ont servi à composer cette fresque de 2,80 x 4 m au coloris exubérant. Si le peintre a abandonné la touche divisionniste, il a gardé de la leçon postimpressionniste la juxtaposition des couleurs primaires (le rouge et le jaune) et de leur complémentaire (le vert), sous forme de facettes schématiques et tourbillonnantes. Procédé qui vaut à l’œuvre d’être comparée à un « grand puzzle » ou à un kaléidoscope.

Carrà, dans son Manifeste La peinture des sons, bruits et odeurs, compte parmi les œuvres « bruyantes et odorantes » Le pan pan de Severini. Le peintre évoquera lui-même son œuvre « comme un tableau seulement musical » (lettre de Severini à Soffici, 27 septembre 1913). La Danse du « pan-pan » au Monico reçoit une relative bienveillance de la part des critiques et du public. Guillaume Apollinaire en parle comme de « l’œuvre la plus importante qu’ait peinte un pinceau futuriste » (L’Intransigeant, 7 février 1912, Chroniques sur l’art, p.272).

Détruite probablement pendant la guerre, la toile a été repeinte par Severini d’après une carte postale, en 1959-1960.

Voir d’autres œuvres de Severini exposées à la galerie Bernheim-Jeune
Sur le site du Musée des Beaux-arts du Canada
> Le Chat noir, 1910-1911 lien

Sur le site de l’Estorick Collection of Modern Italian Art, Londres
> Le Boulevard, 1911 lien

Balla
> Balla devait présenter, à la Galerie Bernheim-Jeune, la Lampe à Arc, 1910,
mais elle fut « censurée » par Boccioni.
Voir l’œuvre sur le site du MoMA, New York lien

 

« LEs exposants au public » : Le cubisme est un « acadÉmisme masquÉ » retour sommaire

img

Couverture du catalogue de l’exposition « Les peintres futuristes  italiens »,
Paris, galerie Bernheim-Jeune & Cie, 5-24 février 1912

Dans le catalogue de l’exposition, sous le titre « Les exposants au public », les peintres futuristes ont écrit : « Ils s’acharnent à peindre l’immobile, le glacé et tous les états statiques de la nature », « le cubisme est ‘‘une sorte d’académisme masqué’’ ».

Réponse d’Apollinaire : « Les futuristes […] n’ont presque pas de préoccupations plastiques. […] Ils se préoccupent avant tout du sujet. Ils veulent peindre des états d’âme […]. C’est la peinture la plus dangereuse que l’on puisse imaginer ». (Le Petit Bleu, 9 février 1912, Les Chroniques d’art, p.277.) Mais il ajoute dans ce même article : « Cependant, l’exposition des peintres futuristes apprendra à nos jeunes peintres à avoir encore plus d‘audace qu’ils n’en ont eu jusqu’ici ».

Les cubistes à nouveau se mobilisent. Gleizes et Metzinger entreprennent la rédaction de l’ouvrage Du Cubisme. Léger, Delaunay, Metzinger, Gleizes, Duchamp, František Kupka, … mais aussi Severini, vont se retrouver régulièrement le dimanche dans l’atelier de Jacques Villon, sur les hauteurs de Puteaux.

C’est là que, nous, spectateurs du 21e siècle, nous exclamons : « le cubisme n’est tout de même pas un académisme ! » Réflexion que nous avons partagée avec Didier Ottinger.


Le cubisme : un académisme masqué ?
4’27’’

 


LE FUTURISME À PARIS
sommaire / 1 / 2 / 3 / 4 / 5 / 6 / 7 / 8 / 9 / 10 / ressources