LE FUTURISME À PARIS
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Le SALON DE LA SECTION D’OR, octobre 1912
De gauche à droite : Jacques Villon, Raymond Duchamp-Villon et Marcel
Duchamp
devant l’atelier de Puteaux, vers 1910-1915.
© Centre Pompidou – Bibliothèque Kandinsky, Fonds Duchamp-Villon
Photo Jacques Faujour
Au cours de l’année 1911 s’est formé le groupe de Puteaux. Sont présents chez les frères Duchamp (Marcel Duchamp, Jacques Villon et Raymond Duchamp-Villon) ou dans l’atelier de Gleizes à Courbevoie, Gris, Delaunay, Kupka, La Fresnaye, Le Fauconnier, Léger, Metzinger et Severini, auxquels s’ajoutent quelques poètes et critiques. Entre deux parties d’échecs, ils commentent à nouveau la pensée de Bergson et les mathématiques nouvelles. L’idée germe d’une autre manifestation, le Salon de la Section d’or, pour montrer leurs dernières recherches. La section d’or est cette divine proportion inventée par les peintres classiques italiens.
Le Salon, organisé à la galerie La Boétie en octobre 1912, prend une tout autre tournure avec les œuvres exposées de Duchamp, Picabia et Kupka, et devient le premier salon cubofuturiste. Delaunay y présente ses dernières œuvres abstraites qu’Apollinaire qualifie d’orphisme (voir dernier chapitre : L’orphisme).
Cette salle regroupe des œuvres de Marcel Duchamp, Francis Picabia, ainsi que des peintres du groupe de Puteaux : Jacques Villon, František Kupka, Raymond Duchamp-Villon.
> Marcel Duchamp et Francis Picabia
> Guillaume Apollinaire, les Peintres cubistes, mars 1913
Marcel Duchamp et francis picabia
Marcel Duchamp
Marcel Duchamp, Nu descendant l'escalier n° 2, 1912
Huile sur toile, 147 x 89,2 cm
Philadelphia Museum of Art, Philadelphie
Duchamp explique ce que furent ses intentions pour la
réalisation de ce tableau : « Cette version définitive du Nu descendant
un escalier, peinte en janvier 1912, fut la convergence dans mon esprit de
divers intérêts, dont le cinéma, encore en enfance, et la séparation des
positions statiques dans les chronophotographies de Marey en France, d'Eakins
et Muybridge en Amérique ».
« Peint, comme il l'est, en sévères couleurs bois, le nu
anatomique n'existe pas, ou du moins, ne peut pas être vu, car je renonçai
complètement à l'apparence naturaliste d'un nu, ne conservant que ces quelque
vingt différentes positions statiques dans l'acte successif de la
descente.» (Duchamp du signe. Écrits de Marcel Duchamp réunis et
présentés par Michel Sanouillet. Collection Champs / Flammarion, 1994. p.151.)
Comme pour Les Noces de Léger, Nu descendant l'escalier comporte un sujet qui, en fait,
n’existe pas. Pour Léger, il s’agissait d’une noce, d’où toute
sentimentalité avait été gommée. Pour Duchamp, il s’agit d’un nu,
sujet banni pour dix ans par les futuristes, mais qui n’existe pas d’un point
de vu « naturaliste ».
Autre parti qui traduit à la fois l’humour de Duchamp et un
esprit de synthèse bien personnel : le mouvement n’est qu’une
succession de positions statiques ayant pour références ces photographes
rejetés par les futuristes (à l’exception de Balla). Dernier détail : le nu est peint en couleurs
bois, c’est-à-dire avec ces ocres-bruns de la palette cubiste.
Présenté au Salon des Indépendants, le tableau est décroché des cimaises
à la demande de Gleizes et Metzinger, qui le jugent trop complaisant à l’égard
des valeurs futuristes.
En octobre, le Nu est exposé au Salon de la Section d’or, et en janvier 1913 à l'Armory Show de New York, où il reçoit un accueil enthousiasme. A New York, le peintre déclare que l’idée « de démolir les vieux bâtiments, les vieux souvenirs est bonne ». Sa déception face à l’attitude bornée des cubistes va largement contribuer à sa décision de renoncer à la peinture. Et l’Urinoir en est la suite.
Francis Picabia
Francis Picabia, Udnie, 1913
(Jeune fille américaine ; La Danse]
Huile sur toile, 290 x 300 cm
Centre Pompidou, Mnam
Picabia présente treize tableaux dans ce salon dont il est l’un des organisateurs. Certains tranchent nettement des œuvres des années précédentes, témoignant de son assimilation des formules plastiques futuristes.
Udnie a été peinte l’année suivante, durant l’été 1913, en souvenir des danses de Stacia Napierkowska, vues sur le bateau qui l’emmenait à l’Armory Show. Le peintre en donna lui-même le sens, la rapprochant des phénomènes de mémoire, des états d’âme de la peinture futuriste : « Udnie n’est pas plus le portrait d’une jeune fille qu’Edtaonisl n’est l’image d’un prélat, tels qu’on les conçoit communément. Ce sont des souvenirs d’Amérique, des évocations de là-bas qui, subtilement apposés comme des accords musicaux, deviennent représentatifs d’une idée, d’une nostalgie, d’une fugitive impression. »
« La composition d’Udnie est une synthèse plastique des évolutions sensuelles de la danseuse, rendues par des arabesques et des fragments de volumes colorés, eux-mêmes soumis aux mouvements du bateau. La dynamique centrifuge est légèrement heurtée par des lignes de force divergentes et des plans aux arêtes aiguës. » (Camille Morando, catalogue de l’exposition.) On peut dire aussi que la danseuse est transformée en une sorte de machine.
Le tableau sera présenté au Salon d’Automne de 1913 où se retrouveront Duchamp-Villon, Gleizes, Kupka, Metzinger, Villon, le cubisme étant alors quasiment « accepté » avec une dominante « orphiste ».
Voir d’autres œuvres de Duchamp et Picabia présentées dans l’exposition
● Sur le site du Centre Pompidou
Marcel Duchamp, Portrait des Joueurs d’échecs, 1911
Duchamp a présenté plusieurs tableaux au Salon de la Section d’Or dont Portrait des Joueurs d’échecs qui relève, cette fois-ci, d’une synthèse futuriste dans le sens bergsonien. Le projet du tableau n’est autre que de donner le sens de la durée d’une partie d’échecs avec des phénomènes de transparence et de simultanéité.
Consulter le dossier pédagogique sur Marcel Duchamp● Sur le site de la Tate Modern, Londres
Marcel Duchamp, Moulin à café, 1911● Sur le site du Philadelphia Museum of Art, Philadelphie
Francis Picabia, Danses à la source I, 1912● Sur le site du MoMA, New York
Francis Picabia, Je revois en souvenir ma chère Udnie, [1913]-1914
Jacques Villon
Jacques Villon, Soldats en
marche, 1913
Huile sur toile, 65 x 92 cm
Centre Pompidou, Mnam
Jacques Villon est le principal théoricien de la Section d’Or. Si ses œuvres présentées au Salon n’ont rien d’une synthèse cubofuturiste, Soldats en marche, 1913, fruit d’une série d’études préparatoires réalisées en 1912, permet d’imaginer le travail accompli pour faire du mouvement l’objet même du tableau. « Le mouvement de la troupe s’est vu réduit à un système de lignes-force. La colonne de soldats a pris la forme de polyèdres échelonnés dans la profondeur du tableau. Le mouvement que s’est employé à restituer Villon est celui de deux colonnes de soldats marchant de part et d’autre d’un spectateur placé au centre de la composition. […] Futuriste, ou fruit de son impact sur le milieu parisien, est aussi le chromatisme de son œuvre, ses teintes acidulées étrangères à la palette cubiste. […] »
D’autres caractéristiques de l’œuvre montrent sa relation avec la peinture cubiste. « […] Villon a appliqué à sa toile la subdivision de la surface selon un tracé régulateur lui appliquant la numérologie de la Section d’or, puisée dans le traité de peinture de Léonard de Vinci […] Le mouvement auquel s’attache Villon, loin de déstabiliser sa composition, en renforce la symétrie. » (Didier Ottinger, catalogue de l’exposition.)
Cette œuvre a souvent été rapprochée du futurisme, ce dont Villon se défendait.
FrantiŠek Kupka
František Kupka, Femme
cueillant des fleurs, [1910-1911]
Pastel sur papier, 48 x 52 cm
© Centre Pompidou, Mnam
Le Salon révèle également l’existence de la peinture « pure » de Kupka, qu’Apollinaire rapprochera des recherches abstraites de Delaunay. Avec Femme cueillant des fleurs, Kupka apporte sa vision personnelle sur la question de la représentation de l’objet en mouvement. S’opposant aux cubistes, les impressionnistes ont, selon lui, abordé de façon neuve et définitive le problème de la représentation des phénomènes de la nature et du mouvement, en renonçant aux contours fixes « pour éviter, dit-il, les erreurs qu’ils [auraient pu] facilement commettre en délimitant des solides dans l’espace » (F. Kupka, La création dans les arts plastiques, 1923). Cubisme et futurisme n’étant que des tentatives désespérées pour « rendre la réalité ».
Femme cueillant des fleurs fait partie d’une série de cinq pastels réalisés entre 1909 et 1911. Pour cette œuvre, il s’est inspiré de chronophotographies de Marey et Muybridge, décomposant la réalité puis la recomposant pour en donner une synthèse presque abstraite.
Voir d’autres œuvres présentées dans la salle « le Salon de la Section d’Or »
● Sur le site du Centre Pompidou
Jacques Villon, Soldats en marche, 1912, Etude
František Kupka, Femme cueillant des fleurs, 1909
František Kupka, Femme cueillant des fleurs, 1909-1910
František Kupka, La Primitive, [1910-1913] (Éclats de lumière)
Raymond Duchamp-Villon, Le Grand Cheval, 1914/1931
Guillaume Apollinaire. Les peintres cubistes, mars 1913
Avec les Peintres cubistes, Apollinaire joue un de ses tours de magie dont il a le secret. Attendu pour dresser un panorama de l’art cubiste, il y reprend la matière de sa conférence prononcée au Salon de la Section d’Or qui divise le cubisme en quatre tendances : scientifique, physique, orphique et instinctif.
Couverture
de l’ouvrage de Guillaume Apollinaire, Les Peintres cubistes, Edition
Eugène Figuière, Paris, 1913
© Centre Pompidou −
Bibliothèque Kandinsky
Entrepris juste après l’exposition des futuristes à Paris, en même temps qu’il crée sa nouvelle revue Les Soirées de Paris, l’ouvrage Les Peintres cubistes. Méditations esthétiques est publié en mars 1913. Apollinaire l’avait intitulé Méditations esthétiques. Les nouveaux peintres. Son éditeur, Eugène Figuière, également éditeur de Du Cubisme d’Albert Gleizes et Jean Metzinger, l’aurait rebaptisé de sa propre initiative, selon Apollinaire, Les Peintres cubistes. Et en sous-titre : Méditations esthétiques. L’affaire est néanmoins plus complexe.
Des sentiments contradictoires
Début 1912, le poète rassemble ses chroniques sur l’art pour faire le point sur ses réflexions, sans s’attacher, raconte-t-il, en particulier aux peintres cubistes.
Le mot « cubisme », qu’il a fini par accepter puisque les artistes l’utilisent – un mot caricatural de Matisse : « Tiens des petits cubes ! » –, lui paraît maintenant dépassé. En avril 1912, il écrit : « Il n’est peut-être plus temps de parler de cubisme. Le temps des recherches est passé. Nos jeunes artistes veulent maintenant réaliser des œuvres définitives ». (L’Intransigeant, Chroniques d’art, 3 avril 1912, p.293.) D’autres publications sont, par ailleurs, attendues, celle d’André Salmon, La jeune peinture française, dont un chapitre sera consacré aux cubistes, et Du Cubisme de Gleizes et Metzinger. Mais son nom est désormais associé au cubisme et c’est sous le feu croisé de la presse conservatrice et de l’avant-garde futuriste qu’il reprend l’aventure.
Première de couverture du numéro 1 des Soirées de Paris,
février 1912
© Centre Pompidou – Bibliothèque Kandinsky
Les Peintres cubistes regroupent deux séries de textes : Sur la peinture − deux datent de 1905 et 1908 − et Peintres nouveaux, série d’articles parus dans sa revue les Soirées de Paris sur Picasso, Braque, Metzinger, Gleizes, Marie Laurencin, Gris et Léger. Auxquels s’ajoutent un Appendice, un commentaire sur l’œuvre de Duchamp-Villon, et une Note signalant les critiques qui défendent les artistes appartenant aux tendances cubistes définies récemment par lui − ce qui lui permet d’évoquer Matisse, Derain ou les futuristes Severini et Boccioni. Depuis deux ans, en effet, le poète constate, non sans nostalgie, que « l’influence de Matisse semble presque écartée » (Le Petit Bleu, 20 mars 1912, Chroniques d’art, p.295).
L’EcartÈlement du cubisme
L’ouvrage aurait pu être publié à l’automne 1912 si Apollinaire n’en
avait repris les épreuves, suite à son rapprochement avec Robert Delaunay (voir chapitre Hybridations). Avec sa série des Fenêtres et des Disques, le peintre développe depuis peu (avril 1912) une « peinture
pure » − « un art qui soit à la peinture ce que la musique
est à la littérature » −, appelée de ses vœux depuis 1908.
Dans le cadre du Salon de la Section d’Or, où Delaunay expose,
Apollinaire prononce sa conférence qui explique les remaniements et le report
de la publication. Sous le titre « Le
cubisme écartelé », il propose la division du mouvement en quatre
tendances, « dont, deux [sont] parallèles et pures » (p. 68),
classification reprise dans les Peintres
cubistes.
Le cubisme scientifique, première tendance pure (Picasso, Braque,
Metzinger, Gleizes, Laurencin, Gris), est « l’art de peindre des ensembles
nouveaux avec des éléments empruntés, non à la réalité de vision, mais à la
réalité de connaissance » et le cubisme physique, qui lui est rattaché (Le Fauconnier),
« […] avec des éléments empruntés pour la plupart à la réalité de
vision », assortis d’une « discipline constructive ».
Le cubisme
orphique est la seconde grande tendance de la peinture moderne que vient
d’inventer Delaunay « et où s’efforcent aussi Fernand Léger, Francis
Picabia et Marcel Duchamp » (p.69). Cet art nouveau, pour lequel la
couleur joue un rôle essentiel, réconcilie la peinture d’avant-garde française
avec l’héritage de l’impressionnisme et du postimpressionnisme. Enfin, courant
qui « tend depuis longtemps à l’orphisme », le cubisme instinctif ; aucun nom n’est cité mais ils ont
été donnés dans la Note : Matisse, Derain, les deux futuristes…
Les trois vertus plastiques de l’art
L’écartèlement accompli, Apollinaire n’en veut pas moins publier ses méditations, nourries depuis quelques années des combats cubistes.
Les trois vertus plastiques de l’art sont la pureté, l’unité et la vérité. La tradition artistique est « la flamme » toujours pure et unique qui transmet la vie. La vérité de l’art est ce qu’il doit à son époque, comme celui de Léger, « un des premiers, qui se soient livrés avec bonheur à l’instinct de la civilisation où il vit », et sans que cet instinct devienne « frénésie de l’ignorance » (p.102). Et si l’art n’a pas un but social « il sera peut-être réservé à un artiste aussi dégagé de préoccupations esthétiques, aussi préoccupé d’énergie que Marcel Duchamp, de réconcilier l’Art et le Peuple » (p.111).
Les artistes nouveaux ne sont pas des géomètres mais, nécessité oblige, « la géométrie est aux arts plastiques ce que la grammaire est à l’art de l’écrivain ». Comme les savants qui ont dépassé la géométrie euclidienne, ils ont, « par intuition », inventé « la quatrième dimension ». Elle ne fait cependant plus écho aux interprétations données par Gleizes et Metzinger (voir chapitre Hybridations). Elle est le nouvel « art de la proportion plastique des objets dans la composition du tableau ».
Un ouvrage arrivÉ trop tard ou trop tÔt ?
Publié en mars 1913, avec 45 reproductions de tableaux, l’ouvrage est perçu comme un manifeste de l’école cubiste. Il apparait, malgré tout, comme un ouvrage arrivé trop tard. Chaque peintre a affirmé son style. Picasso et Braque ont fait évoluer le cubisme vers sa phase synthétique et inventé les papiers collés. Le nouveau Salon des Indépendants offre un tout autre visage, marqué par l’orphisme et le grand retour de la couleur (voir dernier chapitre : L’orphisme). La classification du cubisme vaut au poète de nombreuses réactions négatives tant de la part des artistes que de la critique, quelques-uns comparent son style à celui de Baudelaire.
L’accueil des Peintres cubistes à l’étranger et sa postérité seront bien meilleurs. Traduit en 1922 en anglais, préfacé par le peintre Robert Motherwell pour sa réédition en 1944, on le redécouvrira en France après la Seconde Guerre mondiale. (Pour en savoir plus sur la fortune des Peintres cubistes, lire l’introduction à l’ouvrage par L.C. Breunig et J.-Cl. Chevalier, collection Savoir, éditions Hermann.)
Guillaume
Apollinaire, L’Antitradition. Manifeste futuriste, juin 1913
© Centre Pompidou −
Bibliothèque Kandinsky
La tentative d’Apollinaire aura en grande partie échouée puisque l’histoire de l’art ne retiendra de sa classification que le cubisme orphique. Il faut cependant y voir son désir de dépasser les chapelles d’écoles et de « déplacer les lignes ». Ce qu’il fait à nouveau, quelques mois plus tard (août 1913), en composant pour Marinetti l’Antitradition futuriste, Manifeste-synthèse, et en participant aux revues futuristes dont Lacerba.
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